Toutes les religions du monde pratiquent le jeûne, l’aumône et la prière. Jésus lui-même y fait référence alors qu’il encourage ses disciples à les pratiquer en évitant d’en faire une source d’orgueil ou de gloire devant les autres (Mt 6). Il semble qu’au premier siècle, les juifs jeûnaient le lundi et le jeudi. Les premiers chrétiens adoptèrent ces pratiques d’une façon sérieuse, mais en changeant les jours : le mercredi et le vendredi. À Rome, on ajoutait aussi le samedi. Être chrétien, c’était sérieux !
Ça n’a pas pris beaucoup de temps pour que la préparation à la fête de Pâques s’accompagne d’une intensification de cette pratique : le jeûne passa de trois jours par semaine à six jours par semaine (on n’a jamais jeûné le dimanche dans l’Église, fête de la résurrection du Seigneur) pendant quarante jours, afin d’imiter le jeûne de Jésus au désert. Lorsqu’on organisa formellement le catéchuménat dans les années 300, ce jeûne de quarante jours s’est inscrit dans l’ultime préparation des candidats à l’initiation chrétienne. Il devint aussi la pratique des pécheurs publics (apostats, meurtriers, adultères) qui désiraient se réconcilier avec la communauté chrétienne, réconciliation qui se célébrait le jeudi saint à Rome.
Ainsi, dès le quatrième siècle, le carême avait pris le sens qu’il a aujourd’hui : temps de préparation à la grande fête de Pâques, étape ultime du catéchuménat avant la célébration des sacrements d’initiation – baptême, confirmation et eucharistie -, pratique pénitentielle en vue de la réconciliation des pécheurs.
Ce qui ressort de ce petit survol historique, c’est que le carême n’est pas un « en soi », il n’existe pas pour lui-même. Il est tout orienté vers la grande fête de la résurrection du Seigneur, qui ne se célèbre pas seulement le jour de Pâques, mais pendant les cinquante jours du temps pascal. Cette orientation vers la résurrection doit donc colorer les 40 jours du carême et déterminer la spiritualité pénitentielle qui lui est propre.
En ce sens, la première préface du carême est instructive : « Chaque année, tu accordes aux chrétiens de se préparer aux fêtes pascales dans la joie d’un cœur purifié : de sorte qu’en se donnant davantage à la prière, en témoignant plus d’amour pour le prochain, fidèles aux sacrements qui les ont fait renaître, ils soient comblés de la grâce que tu réserves à tes enfants. » Notez ces expressions: joie, cœur purifié, amour pour le prochain, renaître, grâce, enfants de Dieu. Voyons ce que ça pourrait donner comme carême.
Un carême joyeux : « Quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage » (Mt 6,17). Soyons donc dans la joie, et soyons source de joie pour les autres. Un ami prenait comme « résolution » du carême de manger un peu de sirop d’érable tous les matins : ça lui mettait un sourire sur les lèvres. Une belle prière dit : « Seigneur, que je sois si bienveillant et si joyeux que tous ceux qui m’approchent sentent ta présence. »
Un carême qui purifie le cœur : « Quand tu pries, retire-toi au fond de la maison, ferme la porte, prie ton Père qui est présent dans le secret » (Mt 6, 6). Dans un monde extraverti, il faut devenir un peu introverti, savoir miser sur l’intériorité, se faire des espaces de silence où l’on peut entendre la douce brise de l’Esprit.
Un carême centré sur l’amour du prochain : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). L’intériorité ne renferme pas sur soi, mais s’ouvre sur le monde et engendre un regard nouveau qui reconnaît la dignité de chaque être humain. Honorer cette dignité dans nos paroles, nos gestes, nos partages, voilà une spiritualité du carême en action.
Un carême de renaissance : « Si par le baptême dans sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, de même que le Christ, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts » (Rom 6, 5). Dans l’hémisphère nord de la planète, le carême coïncide avec la fin de l’hiver. La nature elle-même nous invite à revivre, à reconnaître les signes avant-coureurs de la vie qui, malgré l’hiver, endure et perdure. Saint Ignace d’Antioche affirmait : « La gloire de Dieu, c’est l’être humain pleinement vivant. »
Un carême de grâce : « Elle est inépuisable, la grâce par laquelle Dieu nous a remplis de sagesse et d’intelligence en nous dévoilant le mystère de sa volonté » (Ép 1, 7-8). Et qui reçoit la grâce ne peut que répondre par l’action de grâces qui, en grec, se dit « eucharistie ». Une spiritualité de la gratitude doit caractériser notre carême. Si l’on attend d’être heureux pour rendre grâce, nous attendrons longtemps. Mais qui développe une attitude de gratitude découvre à sa grande surprise que le bonheur est déjà là !
Enfin, un carême d’enfant de Dieu : « Dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu… mais ce que nous serons ne paraît pas encore clairement » (1 Jn 3,2). Déjà, pas encore : c’est le paradoxe de la vie chrétienne. Tournés vers Pâques, alors que nous renouvellerons nos promesses baptismales, vivons déjà en fils et filles de Dieu, heureuses de trouver en lui toutes nos sources. Soyons frères et sœurs dans cette grande famille de l’Église qui chemine, elle aussi, vers sa propre purification et sa propre joie.
Ensemble, entrons en carême !
+ Paul-André Durocher, archevêque
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