La compassion
billet de Pierre Bourret
Membre de la Paroisse St-Joseph, Pierre Bourret fait partie d’une
petite communauté de type bénédictin depuis 47 ans. Il anime le chant dans
plusieurs communautés. Il visite de personnes seules, souvent âgées, dans la
paroisse de l’île à partir de 1992 et à la Pieta, depuis 2004.
Je
me demande si la compassion n’est pas un ingrédient qui manque dans notre société.
J’ai commencé à me poser cette question dans mon bénévolat. Je fais du bénévolat
dans un CHSLD depuis 16 ans. Je vois majoritairement des personnes âgées qui sortent
très peu de leur chambre, qui ont peu de visites et souvent pas du tout. Je
deviens leur ami.
Au début, je ne me sentais pas compétent pour faire ce bénévolat.
Dans mon travail, c’était la tête qui dirigeait; dans ce bénévolat, c’est le cœur.
Il faut suivre les mouvements de son cœur comme une boussole. Je n’étais pas
préparé à ça. Un jour, je me suis assis à une table de la cantine du CHSLD et
je me suis dit : « C’est ma dernière fois ici. Je ne monterai
pas aux étages aujourd’hui. Je n’ai pas de talents pour faire ça. » À ce
moment-là, la responsable du bénévolat est passée et m’a dit : « Monsieur
Bourret, venez donc me voir dans mon bureau. Il y a un bon moment que je veux vous
parler. » Je me lève et je la suis. Elle me dit : « Depuis
longtemps je voulais vous remercier pour ce que vous faites. Vous n’imaginez pas
le bien que vous faites à nos gens. Il en faudrait des dizaines comme vous. »
J’ai compris le message et je suis resté.
Et j’ai appris à
suivre mon cœur. J’en apprends toujours, mais je commence à connaitre cette qualité
essentielle pour travailler dans ce milieu, la compassion. Je la vois parfois à
l’œuvre chez les employés ou les médecins du CHSLD et chaque fois je m’arrête
et je suis muet d’admiration. C’est des petites choses : un préposé qui
fait manger une vieille dame et qui épouse son rythme lent, sans la presser,
comme un ballet parfaitement synchronisé, ou cette préposée qui se désâme à convaincre
une résidente entêtée qu’elle doit prendre ses médicaments si elle veut vivre.
Alors, qu’est-ce
que la compassion? Une qualité insaisissable que je vais tenter de décrire en
laissant parler mon expérience. Je dirais que c’est un mouvement du cœur qui
voit dans ce vieux corps écroulé dans un lit non pas surtout un malade mais un naufragé
qui se maintient difficilement à flot. C’est le regard attendri qui se penche
affectueusement sur ce vieux visage ridé où ne brillent plus que 2 grands yeux inquiets.
C’est la patience d’un cœur ami qui, derrière les brusqueries parfois de ces vieilles
personnes, devine ce qui ne se dit pas : la déception profonde du malade qui
réalise qu’il ne retrouvera jamais la santé ni sa vie d’avant, ou la tristesse d’un
cœur qui a aimé et qui a été abandonné à la fin par ceux qu’il chérissait le
plus, ou pire, la crainte et même la panique en constatant que sa santé se
dégrade de plus en plus et que l’échéance terrible approche, celle où il lui
faudra faire un dernier tour de sa vie, panser de vieilles blessures qui
saignent encore et quitter la scène sans bruits. En somme, pour les gens de l’extérieur,
cette femme ou cet homme dans son lit n’est qu’un malade mais, pour un regard compatissant,
c’est un humain plus humain que les autres humains parce qu’il est face à sa vérité
et ne peut plus jouer la comédie. L’accompagner sur cette route, c’est un acte
d’humanité.
Alors, pourquoi est-ce
qu’il y a si peu de gens intéressés à faire ce bénévolat? Une question qui en soulève
d’autres semblables: pourquoi les CHSLDs sont-ils le maillon pauvre du système
de santé? Pourquoi est-ce qu’il ne s’est trouvé que 350 médecins spécialistes
pour faire profiter les CHSLDs de leurs bras et de leur regard expert? Pourquoi
est-ce qu’il y a des milliers d’employés de la santé, formés, expérimentés, qui
restent enfermés dans leur maison au lieu de venir s’occuper de ces vieilles
personnes ou de venir à la rescousse d’un service de santé qui craque et qui
est en train de dérailler? Pourquoi? Est-ce que ce serait les signes de quelque
chose de plus fondamental? Se pourrait-il qu’il y ait un manque de compassion dans
notre société québécoise? Quelque chose cloche. Quelque chose craque sous nos
yeux. Une crise est un révélateur; elle donne la mesure d’une société. Cette crise-ci
nous parle, elle nous révèle quelque chose sur nous-mêmes et je crois qu’elle manifeste
une lacune : un manque de compassion, de don. Bien sûr, il y des actes de compassion
qui sont admirables, mais il en manque beaucoup. Je l’ai constaté dans mon
petit bénévolat : les besoins sont énormes et les âmes généreuses manquent
à l’appel.
Mais où est-ce
qu’on parle de compassion dans notre société? Où est ce qu’on parle de don? Il y
a une institution qui fait encore de la compassion le cœur de son discours, mais
les Québécois n’y vont plus : c’est l’Église et au cœur de cette Église, un
livre qui lui sert de boussole, l’Évangile. Tout dans ce livre respire l’amour;
chaque parole, chaque événement sont une leçon sur l’amour, le don aux autres, la
tolérance, l’indulgence envers les autres, la compassion. Mais notre vie moderne
n’apprécie pas ce genre d’amour, parce qu’il est difficile, il n’est pas
toujours souriant, léger, il va parfois jusqu’à l’héroïsme, jusqu’au sacrifice pour
les autres. Il fait peur. Et voilà que maintenant cet amour extrême prend le
devant la scène à l’occasion de la Covid-19; il devient d’actualité. Il est demandé
au personnel de la santé qui risque leur santé, peut-être leur vie, pour prendre
soin des malades. Il est demandé au personnel de l’enseignement et des garderies
qui prennent aussi des risques pour remettre en marche l’éducation. Il est
demandé aux enfants qui, par leur présence à l’école, défient à leur façon la
mort pour repartir la roue de la vie. Il est demandé aux ouvriers de la construction
qui, les premiers, ont affronté le danger du virus et ouvert la voie au monde
du travail. L’amour extrême de l’Évangile est redevenu à la mode, notre société
en a besoin pour survivre. Et qu’est-ce que nous constatons (notre premier ministre
nous le répète chaque jour): nous manquons, non pas tant de masques ou de gants,
mais de bras et de cœurs généreux capables de contribuer à l’effort collectif contre
le virus même au péril de leur vie. Nous manquons de héros. C’est peut-être que
cette société a besoin de renouer avec l’Évangile et de s’imprégner de son
esprit pour traverser cette épreuve du coronavirus et les autres épreuves qui
vont suivre. C’est la voie que nos ancêtres ont privilégiée et ils ont réussi à
survivre à bien pire.